Extrait #2

Vivian est à la veille de plonger dans la grande nuit. Elle va bientôt quitter la rive des vivants et traverser le fleuve pour rejoindre les terres d’éternité. Je veux imaginer qu’ils se tiennent là, sous ses paupières, tous ces visages qu’elle a aimés, toutes ces vies friables, démunies, devinées l’espace d’un regard. Oui, ils sont là, et bien là, les bancals, les bancroches, les abîmés, les esquintés, les fourbus, les rompus, les meurtris, les accablés, les épuisés, les vaincus, les abandonnés, les transpercés, les effondrés, les désolés, les pas de chance, les cloués au sol, les perdus en route, les inconsolés, et ils lui ouvrent le chemin vers une aube sans retour, vers un ultime voyage, peut-être, vers la vallée verte des jours heureux. Ils lui font escorte, eux qui furent toute sa famille et tout son foyer, en une ronde joyeuse, légère, enfin délivrée.

Une photo floue, prise par un inconnu, la montre de dos, dans la rue, un an avant sa mort. C’est une haute silhouette voûtée, cassée, une démarche qu’on devine malaisée. Long manteau enfilé sur une jupe de travers, chapeau. Vivian Maier ressemble, de façon troublante, à tous les laissés-pour-compte qu’elle a photographiés, l’espace d’une vie, à ces parcelles de monde recueillies avant leur évanouissement. Mais il n’y a plus assez de lumière. Le regard renonce, le diaphragme de l’appareil se referme doucement, la main retombe. L’artiste a rejoint ses modèles. Tout est accompli.

Gaëlle JosseUne femme en contre-jour (p 143-144) – Editions Notabilia

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